Hommages à Kheira Deffane, figure du Quartier Sainte-Marthe

paris-rue-sainte-marthe-kheira-deffane

Nous venons d’apprendre avec émotion la disparition de Kheira Deffane. Elle nous a fait l’honneur de sa présence lors de l’exposition Femmes du 10ème en mars dernier.

L’éditrice et rédactrice Sandrine Gulbenkian qui a réalisé son portrait bouleversant d’humanité, nous envoie ce petit mot en guise d’hommage : “Vive et généreuse, Kheira aux mille visages, aux mille combats et au sourire contagieux – restera dans la mémoire de ses nombreux amis. Elle laisse un grand vide dans la rue Sainte-Marthe qu’elle a tant aimé. Nous adressons toutes nos condoléances à sa famille adorée.”

 

Retrouvez ci-dessous le portrait de Kheira Deffane, réalisé par Sandrine Gulbenkian à l’occasion de l’exposition Femmes du 10ème : 

« Elle sort de l’ordinaire… » Cette phrase, je l’ai entendue toute ma vie. Je suis née en novembre 1934 à Mascara, en Algérie. Ma jeune mère portait le voile, elle ne savait ni lire ni écrire. J’avais 7 ans et j’étais heureuse, lorsqu’une épidémie de typhus a emporté mon père adoré, qui me parlait de tout. Nous étions très proches.

Soudain, la pauvreté nous a emportés, et m’a ramenée dans un village où les traditions écrasaient tout. Ma seule respiration, c’était l’école où j’étais l’une des meilleures élèves. Mes compagnons : les livres, déjà. Ils ne me quitteront jamais. J’avais 11 ans au moment où ma mère s’est remariée, 13 ans quand j’ai dû arrêter l’école et 16 ans lorsque je fus mariée de force à un inconnu. Déjà rebelle, je m’échappais tous les soirs de la maison de cet homme, au grand dam de ma communauté. Un an plus tard, j’étais divorcée.

À 17 ans, employée dans la famille d’une professeure de français, je retrouve les livres : Corneille, Racine, Pagnol… À 20 ans, je me crois sauvée lorsqu’un homme, encore un quasi inconnu, me demande en mariage. Je réfléchis, j’accepte. Il habite Oran, une perspective qui me donne le courage de tout recommencer. J’imagine épouser la liberté. J’ai eu alors trois enfants, mais malgré leur amour, je n’étais pas heureuse, et je n’étais pas éprise de mon mari. C’était un homme bon, mais avec peu de culture, nous ne partagions rien.

kheira-deffane-sainte-marthe-portrait-femmes-du-10eme-arrondissement-paris

1962, c’est l’indépendance. Les femmes algériennes s’en emparent aussi. À Oran, on peut aller au café, au cinéma, au théâtre. Je me coupe les cheveux, je travaille aux PTT, je rencontre des gens de haut niveau. Le fossé grandit entre mon mari et moi. Jusqu’au divorce que, fait remarquable, mon mari accepte alors. Il était plus tolérant que ma famille…

1968, je pars à Alger et rencontre un homme brillantissime, un ethnologue, qui me fait partager une vie intellectuelle encore insoupçonnée. Nos amis d’alors sont avocats, juges, professeurs, écrivains. Nous nous aimons en cachette. Passionnément. Je tombe enceinte en 1969. Un jour, j’apprends que cet homme que j’aime est en train de préparer son mariage avec une jeune femme. Là, c’est le choc, la chute dans une dépression profonde. Je décide de garder notre enfant. Très malade, on me fait partir en France pour des examens médicaux.

Et là, la liberté que j’avais tant et toujours recherchée, je la trouve, l’abondance aussi, moi qui ai tellement souffert de la faim dans les années 40. Je bazarde tout et m’installe dans ce pays inconnu, d’abord au Perreux. Je deviens cantinière et découvre le racisme ordinaire. Mais cela m’est égal. Mes quatre enfants sont avec moi, je suis régularisée et il m’importe peu d’éplucher des légumes toute la journée puisque je suis délivrée de mon carcan social. Puis, après des cours en formation continue, je deviens secrétaire dans les assurances.

paris-75010-rue-sainte-marthe-kheira-deffane-portraitEn 1977, la chance est encore avec moi. Tout en restant secrétaire dans les assurances, j’ai la possibilité de reprendre une loge de concierge rue Sainte-Marthe. Là, je vois devant mes yeux les scènes de l’Assommoir et des Misérables que j’avais lues dans ma prime jeunesse. Les immeubles sont en ruine, l’eau fuit, on répare les toits au papier goudronné. Certains appartements n’ont pas l’eau courante.

Je ne sais pas ce qui s’est alors réveillé en moi. Je me suis mise à briquer, mettre de l’ordre dans un immeuble, puis deux, puis dix et plus encore ! L’agence immobilière qui gère le quartier me délègue des tâches. Je suis connue et appréciée. J’ai pour voisins des artisans, menuisiers, imprimeurs, polisseurs, pâtissiers, parmi bien d’autres métiers. C’est la cité ouvrière. Ils sont venus de province ou de pays lointains, l’Arménie, la Pologne… Souvent rescapés comme moi. Mais dans ces années 80-90, les enfants ne veulent pas reprendre les métiers trop difficiles de leurs parents.

Les ateliers se vident, les artisans sont remplacés par des couturiers d’origine yougoslave. La cohabitation devient compliquée. On me demande de trouver de nouveaux locataires. Des artistes proposent de réhabiliter les ateliers. Le quartier change de visage. Mais un jour – nous sommes dans les années 90 –, nous prenons connaissance d’un projet de délibération de la Mairie de Paris prévoyant la démolition de nos immeubles. Catastrophe ! Mais je ne me laisse pas abattre. Je donne l’alerte et nous nous mobilisons avec tous les gens du quartier : il faudra passer sur nos corps avant de passer la pelleteuse ! Ce combat durera plusieurs années et nous l’avons gagné. Notre quartier n’a pas été démoli ! J’ai suivi la réhabilitation de tous les immeubles.

Ce coin de la ville, je l’ai dans les tripes et dans le cœur. Paris est mon pays et le quartier Sainte-Marthe sa capitale. Je me bats pour que les jeunes en souffrance puissent aller mieux. Je ne m’arrête jamais et je vous attends place Sainte-Marthe où tous les ans on fête le printemps, en musique, autour d’un buffet. Ce que l’on fête, c’est aussi la convivialité, la solidarité, le vivre-ensemble. À ce jour, je suis toujours aussi bien entourée.

 

Hommage à Kheira Deffane, figure du Quartier Sainte-Marthe qui nous a quitté, par son voisin et ami disquaire Slimène (Music Please Record Shop).

Si ce quartier par son authenticité, plait et attire des gens du monde entier aujourd’hui c’est grâce à Kheira Deffane, à son travail associatif (association Les Quatre Horizons), de lien social, Fête du Printemps… En rassemblant les gens de toutes horizons sans en attendre quelconque rétribution.

Ce quartier c’était sa vie en fait. Elle l’a en grande partie sauvé car abandonné il aurait été surement démoli il y a un peu plus de 30 ans. Elle n’a pas seulement sauvé les murs mais y a insufflé de l’énergie, son énergie, son humanité, sa vision en aidant les populations précaires pour la plupart qui y vivaient à l’époque. Lorsque j’ai ouvert ma boutique il y a 15 ans, le quartier n’intéresse personne, tous les locaux commerciaux étaient vides et les appartements pas cher à louer ou à acheter, complètement abandonné, c’était même une poubelle à ciel ouvert par certains endroits, le Paname crado qui suinte, le mal famé d’avant en quelque sorte et pas le Paris “Musée à ciel ouvert” d’aujourd’hui, un temps s’est écoulé.

kheira-deffane-sainte-marthe-portrait-femmes-du-10eme-arrondissement-paris-journal-village-saint-martinKheira telle une fourmi ouvrière court de gauche à droite pour “entendre et aider” aux problèmes de chacun : un plafond effondré, une cave inondée , un mur qui cède, un jeune qui cède… Et j’en passe, l’intendance du quartier à elle seule. Je l’appelais “le Boss” car un patron est celui qui se retrousse les manches et tient la baraque, là c’était clairement Kheira. Elle aurait pu faire sa retraite relax, mais non elle disait “Je peux pas rester sans rien faire, c’est n’importe quoi lol” comment je kiffais quand tu disais ça, on aurait dit ma mère que j’aime ! 

Moi j’ai pris ma boutique selon mes moyens et la plus “ok” pour un commerce, je n’y connaissais rien à l’entreprenariat, elle était contente que j’y ouvre une boutique de disque car elle aime la musique comme on peut le voir et l’entendre chaque année lors de la Fête du Printemps qu’elle organisait et régalait de sa cuisine et de ses secrets pâtissiers tout le monde. On se voyait régulièrement chez elle dans son local Rue Sainte-Marthe, chez moi dans ma boutique ou dans la rue et on refaisait le monde et soutenait le monde à chaque coup en partageant nos idées, nos sentiments, nos émotions, nos colères, nos rires, la vie de quartier quoi, les histoires ne manquent pas.

Toujours parée de dignité, de pudeur, de retenue, de patience et d’endurance, ce mélange lumineux, cette alchimie qu’est la marque des Braves et des Justes, tu es tout ça Kheira Deffane, une étoile brillante dans l’obscurité, l’étincelle de joie dans tes yeux.

Aujourd’hui tu es partie “physiquement” mais ton éclat spirituel est bien là dans nos cœurs, nos esprits ; il est éternel et intact, le corps vieillit puis s’éteint, l’esprit est bien vivant et éternel, il suffit de croire en l’invisible c’est tout ! J’ai cru en ma boutique quand personne n’ en avait rien à faire du vinyle, aujourd’hui tout le monde se les arrachent.

Sois en sûre et certaine, tu as bien œuvré ici bas, tu es une partie de nous, une voie, une vie à suivre, un repère comme une étoile dans le ciel. Repose en paix et on se check la haut 😉

Auteur : Jefferson Slim, propriétaire du magasin de vinyles “Music Please Record Shop” situé au 5 Rue Jean et Marie Moinon, 75010 Paris.

 

Hommage à Kheira Deffane, figure du Quartier Sainte-Marthe qui nous a quitté, par son ami Boris Gasiorowski.

Madame Kheira Deffane a rejoint hier les étoiles et je suis bouleversé. On la surnommait la Fée du Quartier. C’est grâce à elle, dans son combat quotidien que l’ensemble des artistes ont pu élire domicile dans la rue Sainte-Marthe, Paris 10ème, avec leurs ateliers. Elle a toujours veillé à ce qu’ils puissent y rester mais aussi à ce que soient bien entretenues leurs façades de toutes les couleurs, vives et chaleureuses. Elle était l’âme de ce quartier.

Quittant son Algérie natale pour la France avec ses enfants, elle s’est battue pour les rendre heureux et leur permettre de bâtir à leur tour une vraie vie de famille. Elle était pour nous tous comme une Mamie, bienveillante, souriante, aimante, encourageante. Très érudite, elle aimait beaucoup les mots de Maupassant, la poésie, apprendre et transmettre… La dernière fois que je suis allée te voir ma Kheira, tu m’as fait relire les textes de l’exposition collective pour laquelle tu voulais participer à la Mairie, comme chaque année, avec l’association Ensemble Nous Sommes le 10ème. Tu étais si passionnée et passionnante. Je ne me lassais pas d’aller te voir car tu avais toujours cette écoute, ce goût du partage et du construire ensemble des moments magiques pour petits et grands avec ton association Les Quatre Horizons (lesquatrehorizons.com) dont le nom est bel et bien à l’image de ta vie.

Une vie faite de combats, de dévouement et de don de soi. Quel exemple, quel bel et grand exemple ! 

Soeur Emmanuelle devait certainement te souffler chaque matin à l’oreille “Allez Kheira Yallah !” ce qui veut dire “Allez Kheira en avant !” Oh je pense que tu n’avais même pas besoin qu’on te le souffle car c’était dans ta nature, une battante ! 

paris-place-sainte-marthe-fete-de-la-musiqueToute ta vie tu t’es battue pour pouvoir être : être pleinement, être libre de mener comme tu l’entendais ta vie de Femme, de Mère et de Grand-Mère. Ton Oeuvre quotidienne était une ôde à la vie ! On s’est reconnus dans ce combat commun pour apporter du bonheur aux gens, de la vie culturelle à notre quartier et on ne s’est jamais plus quittés. Une amitié magnifique ! Nous avons passé des jours et des nuits ensemble à préparer la Fête du Printemps, la Fête de la Musique, le Banquet du Quartier, les Soirées Contes… Les veilles de fête vers 0h30, j’allais me coucher mais toi, bien souvent, après avoir préparé toute la journée le taboulé et malaxé le couscous, tu finissais de préparer les gâteaux, les crêpes… jusqu’à 4h voire 5h du matin. Tu en avais mal au poignet bien souvent tellement tu donnais tout, tout, tout…

paris-place-sainte-marthe-la-sardineAu petit matin, vers 7h30, 8h00, j’allais frapper à ta porte pour récupérer les clés du local avec Chaban pour prendre avec le chariot les éléments : scène à monter sur la place, chaises, stands, tables, les sacs de guirlandes à accrocher sur la place de notre quartier à deux pas de Belleville. Notre belle Place Sainte-Marthe où nous avons organisé grâce à ton association et ta belle énergie et enthousiasme fédérateurs : des concerts, des spectacles de clowns pour les enfants, des défilés de mode… Et tout le monde attendait chaque année ces rendez-vous pour faire la fête et danser, se retrouver, partager et pour déguster tes fameux plats succulents et gâteaux que personne ne savait faire aussi bien que toi… Je t’ai toujours dit : “Kheira, il faut que tu écrives ton livre de recettes…” Tu me disais oui tu as raison mais tu n’en as malheureusement pas eu le temps… Par contre la recette de la vie, je crois que tu as bien su nous la transmettre et pour cela ma Belle et Chère Amie Kheira, du fond de mon coeur je te remercie pleinement, énormément, je t’embrasse très fort et je viens te dire que je t’aimerai toujours. Tu auras toujours une grande place au fond de mon coeur, de notre coeur.

Paix à ta belle âme Chère Kheira, je repenserai souvent à nos longues discussions, à échanger sur nos vies, sur la vie, l’actualité, à fonder plein d’espoirs et à faire en sorte de contribuer dans nos actions à bâtir de meilleurs lendemains notamment via nos associations. Je me souviendrai de nos moments d’émotions et de nos fous-rires aussi… Je t’aime ma Kheira, je t’aime fort ! Nous continuerons à oeuvrer pour que continue à fleurir dans notre quartier et ailleurs le bonheur des gens et les rires des enfants. Je pense bien fort à tes enfants et petits enfants que tu aimais tant et que tu as si bien accompagnés tout au long de leur vie. Force à eux. Je sais que de là où tu reposes désormais, tu continueras à veiller sur eux et à leur apporter toute ta force et ton amour.

Merci, un énorme merci pour tout ma Kheira ! J’ai choisi cette chanson “On écrit sur les murs” interprétée par tous ces enfants représentant tous ceux que tu as soutenus et pour lesquels tu as tout fait pour leur apporter comme tu pouvais une lumière d’espoir dans leur quotidien, pour contribuer à leur bâtir un plus bel avenir.

À ton Etoile ma Kheira, chaleureusement, Boris. <3

Auteur : Boris Gasiorowski.

 

Hommage à Kheira Deffane, figure du Quartier Sainte-Marthe qui nous a quitté, par Jeannine Christophe, amie intime et Présidente d’Honneur de l’association Histoire et Vies du 10ème.

rue-jean-marie-moinon-paris-resistants-deportes-morts-deportationVoici un souvenir de Kheira qui lui ressemble fort, notre association Histoire et Vies du 10ème avait réussi en 2012 à ce que la rue Jean-Moinon devienne la rue Jean-et-Marie-Moinon réparant ainsi une injustice envers Marie, résistante comme son mari, morts tous les deux en camp de concentration.

Comme la cérémonie se déroulait rue Sainte-Marthe, Kheira dans le plus grand secret avait préparé un copieux banquet dans le local des Quatre Horizons et elle a invité tout le monde présent à venir fêter l’événement autour de sa table, ça c’était Kheira ! Généreuse, festive, le coeur sur la main, et la fête… Toujours la fête !

Auteur : Jeannine Christophe.

Illustration : Sheina Szlamka. Photos : Marina Chef.

3 COMMENTAIRES

  1. Ces hommages a cette dame sont très emouvants, tendres , forts, sincères, affectueux !! Ils témoignent de la belle énergie et de l’ amour de cette dame pr sa famille, ses nombreux amis et son quartier sauvé grâce a son énergie

  2. J’ai rencontré Kheira lors d’une soirée qu’elle a organisée sur le thème du conte en novembre 2018, une de ces soirées que l’on n’oublie pas de par sa richesse culturelle, son ambiance magique et un merveilleux repas préparé par Kheira. J’attendais avec impatience le 12 mai (demain) pour retrouver cette âme exceptionnelle et ces moments de plaisirs qui vous transportent pendant et après dans un état de béatitude. Mais voilà, J’ai appris cette mauvaise nouvelle qui me rend si triste, triste de ne pas avoir connu cette femme exceptionnelle plus tôt. Ce qui me rassure c’est que je l’ai découverte. J’espère que tout le chemin qu’elle a fait pour nous transmettre sa générosité, sa joie, tout ce bonheur ne s’arrêtera pas et qu’il perdurera.

Répondre à lydie Annuler ma réponse