Je me souviens du 10e !

Ils sont 10, artistes, artisans ou commerçants, à travailler et vivre dans notre 10e arrondissement, faisant partie depuis des décennies de son histoire. Comme Georges Perec, « ils se souviennent » aujourd’hui avec nostalgie, humour, mélancolie, avec ou sans regret de ce qu’ils ont vu et continuent de voir. Tous ont un point commun dans ce 10 en perpétuelle mutation : ne vouloir le quitter pour rien au monde !

Michel Granger
Peintre, illustrateur, Granger est mondialement connu pour ses pochettes de disques de Jean-Michel Jarre. Il œuvre rue de Lancry.

À l’époque de son arrivée, en 1982, à quelques mètres du canal, Michel Granger est déjà un artiste renommé, auteur d’illustrations pour la presse et les journaux télévisés de TF1, et de deux œuvres qui vont devenir deux pochettes mythiques : Oxygène (1975) et Équinoxe (1978). « En 1982, rue de Lancry, il y avait quelques commerçants mais beaucoup de boutiques à l’abandon, pas de bistro et un seul restaurant, Le Gigot Fin, à l’angle de la rue Jean-Poulmarch, où je venais avec Robert Doisneau. Juste en face, une boutique de lingerie, toujours fermée depuis vingt-cinq ans, sans oublier la pharmacie devenue la crêperie Lulu la Nantaise. En face de chez moi, il y avait une boucherie chevaline, inconcevable pour ma femme colombienne. Pour moi, le quartier a commencé à bouger avec l’arrivée du café Prune en 1998 sur le canal Saint-Martin. Pour manger entre copains, nous avions notre table au Bourgogne, chez Maurice. J’y ai mangé un jour sur deux pendant des années. » Infatigable voyageur, artiste engagé, Granger voue une passion pour notre planète qu’il décline régulièrement en peintures et sculptures. Résultat : de nombreux organismes le sollicitent tels l’Unicef, l’Unesco, Amnesty International, Reporters Sans Frontières ou la Croix-Rouge. « Je suis souvent en mouvement, comme ce quartier que j’aime tout le temps. Il vit sa vie, c’est un quartier aimable ! »
www.granger-michel.com

Denis Chainay
Boucher et charcutier, Denis a commencé ici en 1982, après son service militaire, avant de racheter le fonds de commerce à son patron.

Une boucherie datant de 1912 avec sa devanture en fer forgé accompagnée de marbre (« c’était un moyen de conserver la viande au frais »), des plaques de prix, une photo de la « scène de la viande » du film La Traversée de Paris, voilà pour le décor. Depuis 1982, les temps ont changé : « Les gens mangent moins de viande et les jeunes cuisinent peu. Il faudrait faire des plats préparés ou des poulets rôtis, mais moi, c’est la boucherie qui m’intéresse. » Sa clientèle a changé, comme le quartier. « Les personnes âgées, il n’y en a plus beaucoup, comme les gardiennes d’immeubles portugaises qui préparaient la gamelle de leur mari et achetaient beaucoup de viande. » Pourtant, Denis connaît les habitudes et les exigences de sa clientèle jamais déçue : bœuf d’Aquitaine, veau de lait de Corrèze, agneau du Limousin, volailles de Bresse… « À l’époque, en 82, il y avait plus de petits commerces, du linge de maison, une crèmerie et même une boucherie chevaline tenue par Norbert à côté du Réveil du 10e. Mais tout a été racheté et les anciens commerces ont disparu. Sont arrivés les grossistes en jeans et les boutiques de textile avec les camions qui bouchaient la rue. Eux aussi sont partis et beaucoup de coiffeurs afro se sont installés. Désormais, il y a ces nouveaux commerçants qui font monter le prix des loyers. Parfois, je regrette un peu cette époque, mais ici, aujourd’hui, c’est un nouveau village ! »
43, rue du Château-d’Eau
01 42 39 66 40

Mette Ivers
Peintre et illustratrice, Mette aime le 10e et son histoire, du haut de son appartement-atelier qui surplombe l’église Saint-Laurent.

Mette Ivers a illustré de grands textes de la littérature jeunesse, des contes d’Andersen (dont elle partage l’origine danoise) à la comtesse de Ségur. Mette a également mis son talent au service d’autres auteurs classiques : Stendhal, Tchekhov, Mauriac… pour le Cercle du Bibliophile. « J’ai partagé ma vie de travail entre peinture et illustration. Dès que j’avais terminé les dessins d’un livre, je retournais à la peinture. » Concernant son quartier : « J’aime sa diversité, le brassage des populations, le voisinage de rues au charme provincial et du canal Saint-Martin champêtre avec des zones au contraire extrêmement encombrées et bruyantes. La circulation anarchique des vélos et des trottinettes empiétant sur les trottoirs met pour moi une ombre à ce tableau de charme. » Mette est sensible à la beauté architecturale du 10e, qui marie si bien les époques : « Les deux portes, Saint-Martin et Saint-Denis, sont magnifiques, les deux gares, de l’Est et du Nord, l’église Saint-Vincent-de-Paul, tous ces monuments dominent l’enchevêtre- ment des vieilles rues aux noms évocateurs : la rue de l’Échiquier, des Petites-Écuries, de la Grange-aux-Belles… » Certaines de ses fenêtres donnent sur d’anciennes verrières d’atelier qui risquent de disparaître si aboutit un projet d’hôtel avec restaurant et rooftop, au 108, rue du Faubourg Saint-Denis. « Nous sommes contre ce projet pharaonique, source de grandes nuisances pour les riverains… Et particulièrement dans l’une des plus vieilles rues de Paris. Il faut préserver certains lieux ! »
www.metteivers.fr

Dominique Heraud
Tout le monde l’appelle Chadefaux, du nom de l’entreprise qu’il a intégrée en 1985, ou plus simplement Dominique.

Ceux qui utilisent Heraud, ce sont soit les flics, soit les impôts ! » dit Dominique avec humour. Installé rue Taylor en 1921, André Chadefaux vend des peaux de moutons et de chèvres pour les fabricants de chaussures. À son décès, en 1973, son gendre prend sa succession avec Pascal Heraud, le père de Dominique, et se spécialise dans le cuir de vache destiné à l’artisanat. En 1985, Dominique entre dans l’entreprise (« pour quelques jours ») avant d’en prendre la direction en 1998, d’y ajouter la vente d’accessoires et de produits de maroquinerie, et enfin de se spécialiser dans le tannage végétal. « À l’époque, c’était un village avec ses grossistes en jeans et cuirs, un imprimeur, un maroquinier, le garage Ford rue du Château-d’Eau… On se connaissait tous. Tout a fermé, du moins les artisans et entreprises qui se retrouvaient au bistro du coin. Aujourd’hui, c’est la culture du monoproduit : des cavistes et des restaurants proposant bien souvent la même chose. C’est surtout la population qui a changé avec des trentenaires plus individualistes… Ça s’est uniformisé, comme tout Paris, rendant les loyers hors de prix. Mais, heureusement, il y a aussi beaucoup de bon aujourd’hui ! » Sur la porte d’entrée : Botzaris 18 61. « C’est le numéro de téléphone de l’époque ! » explique Dominique.
18, rue Taylor
www.cuirschadefaux.com

Anne Hoguet
Éventailliste, Anne est à la tête de l’Atelier Hoguet – Musée de l’Éventail qu’elle tente de sauver. Elle vit boulevard de Strasbourg.

Depuis le milieu du XIXe siècle, plusieurs maisons d’éventaillistes se sont succédé à cette adresse. « Aujourd’hui, boulevard de Strasbourg, les salons de coiffure afro ont remplacé les fourreurs et les artisans du cuir que j’ai connus en m’installant ici en 1960. La mutation actuelle, c’est rue du Château-d’Eau et rue du Faubourg Saint-Denis. » Aujourd’hui, Anne se bat contre son bailleur et une possible expulsion. Le musée est officiellement fermé depuis 2016, faute de budget pour réaliser les travaux nécessaires à sa mise aux normes. Une partie du salon de style Henri II est pourtant classée. Dans son atelier, Anne réalise des pièces pour l’opéra, le théâtre, le cinéma (le Marie-Antoinette de Sofia Coppola) ou des maisons telles que Louis Vuitton. Elle restaure aussi d’anciennes pièces pour des collectionneurs. « Afin de transmettre, comme moi, quatrième génération Hoguet, un patrimoine »..
2, boulevard de Strasbourg
www.annehoguet.fr

 

 

Marie Babey
Photographe, ses photos et livres sur le canal Saint-Martin sont aujourd’hui des références. Marie est riveraine du quai de Jemmapes depuis 1976.

Depuis 1990, comme photographe, Marie fut embarquée sur le porte-avions Foch puis sur plusieurs bâtiments de la Marine nationale ou avec l’Armée de l’Air au Tadjikistan et en Afghanistan. En 2000, elle passe deux mois aux côtés des Pompiers de Paris, à la caserne de Château-Landon. Le Canal est également l’occasion pour elle d’exercer son talent de photographe auprès des mal-logés du DAL – y ayant installé leurs tentes – ou de photographier (et d’exposer) la vie de ses habitants. « Aujourd’hui, je bouge pour mon travail, mais à l’époque, on traversait peu le canal. Ça change tout d’une rive à l’autre ! Je me souviens des voitures garées en épis sur les berges, du canal glauque le soir, sans éclairage. Il y avait également une vie fluviale très importante, jusque dans les années 90, avec des éclusiers et mariniers qui se retrouvaient à L’Ancre de marine (devenu Le Citizen Hôtel), Au Pont Tournant (actuellement Caoua) ou encore Chez Prune, anciennement La Divette de Valmy, un bar-tabac PMU. C’est allé très vite, comme s’il y avait eu une compression du temps. Nous sommes passés de trop peu à trop ! Aujourd’hui, en été, toutes ces personnes sous mes fenêtres me font penser à des moineaux sur un fil. Par exemple, pour la fête de la musique, avec mon mari, nous partons trois jours ! »
marie.babey.free.fr

Jeannine Christophe
Historienne, présidente d’honneur d’Histoire & Vies du 10e, Jeannine est, depuis 1987, amoureuse passionnée de notre arrondissement.

« Je me suis installée boulevard de la Villette avec mon mari en 1987. Collectionneurs tous les deux, nous chinions régulièrement jusqu’au jour où je suis tombée sur une carte postale du 10e chez un brocanteur. Le déclic. Je me suis mise à les collectionner – Jeannine a plus de 800 cartes sur l’arrondissement – et grâce à Anne-Charlotte Berger, adjointe à la culture de la Mairie du 10e de l’époque, j’ai pu organiser une exposition lors du centenaire de la mairie en 1996. » Une mairie qui vit se marier ses parents, au cœur de ce Faubourg Saint-Martin où vécurent sa mère, ses tantes et sa grand-mère couturière. À partir de 1995, Jeannine rédige des sujets historiques pour La Gazette du Canal (journal vendu dans le 10e de 1992 à 2003) et en 1999 fonde Histoire & Vies du 10e. Cette société historique qui possède un bureau au sein de la mairie partage ses recherches sur le passé de l’arrondissement et de ses habitants à travers un bulletin, des conférences, des visites guidées, des expositions et un site que Jeannine animera de 2005 à 2020. « Depuis deux ans, j’ai laissé la place aux jeunes. Ça suffisait, j’aurai 90 ans en janvier prochain ! Aujourd’hui, ce qui me frappe le plus, c’est l’arrivée de jeunes couples, avec ou sans enfants, qui perpétuent cette entraide bien spécifique à notre arrondissement. »
www.facebook.com/JeannineChr

Katya Le Plomb
À 89 ans, Katya, personnage haut en couleur et véritable gavroche, reste fidèle au poste mais ne coiffe désormais que ses habituées.

Ouvert en 1966, c’est le plus ancien salon de coiffure de Paris, avec un décor qui n’a pas changé depuis l’ouverture. Aux curieux qui regardent sa vitrine et s’étonnent, Katya répond qu’elle est vétérinaire (en raison de la présence de ses chats Soliman et Alien) ou antiquaire. « Je suis un vrai titi parisien » nous dit-elle avec un accent à faire pâlir Arletty. Née en 1932 porte de Clignancourt, elle fut élue « Reine des Puces » sur le marché des Antiquaires, a fréquenté Saint-Germain-des-Prés et dansé le be-bop avec Ray Charles. « Pendant trois ans où il a fréquenté l’immeuble pour raisons personnelles, Ray Charles venait se faire coiffer chez moi. » Les fidèles clientes de cet incroyable personnage, « grand cœur, grande gueule », viennent autant pour se faire coiffer que pour causer, de tout, de rien. « Aujourd’hui, je trouve que les commerçants se parlent moins, il n’y a plus de contact. Même si j’ai quelques fidèles qui me saluent, c’est moins convivial. L’individualisme et l’argent, voilà ce qui règne ! En plus, il ne se passe plus rien sur le boulevard. Alors, je donne à manger aux pigeons, même si c’est interdit. » Lorsqu’elle n’est pas assise devant le salon, Katya est à l’intérieur, parfois lumière éteinte, à attendre de coiffer et papoter… À moins qu’elle ne soit montée chez elle… au-dessus du salon !»
32, boulevard de Magenta

Céline Pierquin
Les amoureux du 10e ne peuvent ignorer Le Bourgogne, Chez Maurice et Céline, une partie de l’âme du village et de Paname.

Ce sont les grands-parents de Céline Pierquin, à la tête du restaurant depuis 2003, qui rachètent l’immeuble en 1948. Une pension de famille fondée en 1850 : Le Bourgogne. S’y retrouvent, le soir, les résidents et dès 11h30, les ouvriers des billards Seguin, des briquets Dupont ou Léo Malet. Depuis les années 1950, le décor n’a pas vraiment changé : nappes à carreaux, ardoises annonçant des plats variés et faits maison à des prix imbattables, et une ambiance chaleureuse et familiale. En 1975, Maurice (le père de Céline, décédé en 2018) ferme la partie hôtel dont les 39 chambres deviennent des habita- tions. Durant ces années, Bernardo Bertolucci et Maria Schneider viennent y « casser la croûte » lors du tournage du Dernier Tango à Paris, et le samedi soir Marcel Mouloudji, Catherine Sauvage et Cora Vaucaire y chantent pour les fidèles de l’époque : les photographes Sebastião Salgado et Philippe Salaün ou les deux Michel, Bridenne et Granger. « Ce qui a changé dans le quartier, c’est la concurrence des restaurants mais également la clientèle ! Il y a moins d’habitués, ceux qui venaient tous les jours et avaient leur rond de serviette. Récemment, avec le Covid, beaucoup d’habitants sont partis en province et nous avons découvert une nouvelle population qui a surtout l’habitude des livraisons. C’est pour cela que nous avons commencé la vente à emporter. Heureusement, il y a les touristes amoureux du « Vieux Paris » qui aiment la terrasse, les soirs d’été. »
26, rue des Vinaigriers
restaurantlebourgogneparis.fr

Michel Bridenne
Dessinateur de presse et d’humour – les deux ne sont pas incompatibles -, Bridenne réside et dessine à quelques mètres du canal.

Arrivé au magazine Pilote à l’âge de 24 ans, Bridenne dessinera longtemps aussi bien pour VSD que pour L’Écho des Savanes, Télérama ou Lui. Parmi ses albums, Saison des amours (sorti en 1983 puis en 1999 en version pop-up) connaîtra un succès considérable, avec des éditions aux États-Unis, en Turquie, en Chine, au Japon… Membre des Humoristes associés (six livres cultes dans les années 1980), Bridenne expose régulièrement dans de nombreuses manifestations, notamment à Vic-Fezensac (Gers) dont il est citoyen d’honneur depuis 2016. « Je suis arrivé ici le 1er juillet 1982. C’était encore le XIXe siècle, un quartier à l’abandon. Les bords du canal, on n’y mettait pas les pieds. On a du mal à imaginer cela aujourd’hui. Mon espace, c’était les cadres RG, depuis 1936 spécialiste de l’encadrement d’art pour les musées, avec 70 personnes sur quatre plateaux. Tout est parti à la benne ! Au fond, il y avait Parison Décors (les actuels locaux de Bensimon) qui faisait de la sérigraphie sur miroirs. Dans la cour, une imprimerie, Maison, un grossiste de peaux pour maroquiniers et le restaurant La Cantine de Quentin qui était occupé par un plombier. Bref, beaucoup d’artisans ! Je me souviens également que rue Beaurepaire, il n’y avait pratiquement que des grossistes en tapis en raison des Douanes situées juste à côté. Elles aussi ont fermé… Et puis, boulevard Magenta, une drôle de boutique qui ne vendait que des ressorts ! Il faut bien vivre avec son temps… »»

Auteur : Vincent Vidal
Illustrations : Jaï Berriri

 

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