Guillaume Allary

© Judith Prigent

Ce vendredi soir, les bureaux de l’éditeur à succès de la rue d’Hauteville sont vides. Le jeune homme qui m’ouvre la porte aborde tranquillement le cap de la cinquantaine avec l’élégance suprême d’en paraître dix de moins. L’âge de sa maison d’édition.

Nous nous sommes croisés une première fois il y a dix-huit ans. C’était à l’invitation de Riad Sattouf pour le lancement de Retour au collège, le livre qui allait lancer la carrière de son auteur fétiche. L’éditeur intuitif, alors en charge de la collection Hachette Littératures, avait eu la bonne idée d’infiltrer le jeune Riad dans un établissement plutôt huppé du 16e. On connaît la suite : leur premier grand succès éditorial commun et l’adaptation cinématographique avec Les Beaux Gosses et son million de spectateurs. Qui aurait pu imaginer que leur équipage allait accoucher des deux plus gros succès éditoriaux de ces dernières années, L’Arabe du futur et Les Cahiers d’Esther ?

« Une de mes plus grandes satisfactions est de permettre aux auteurs de vivre de leur plume. »

Guillaume Allary fait aujourd’hui partie des très rares indépendants qui comptent. Son portrait s’affiche dans la presse. Libération, Le Monde et Technikart se l’arrachent. Sa maison d’édition se définit avant tout comme une «maison d’auteurs ». L’éditeur a pour mission de repérer ceux qui ont quelque chose à dire et de leur donner les moyens matériels et psychologiques de persévérer. Pour cela, il se doit d’être solide et patient, ce qui lui vaudra en retour la fi- délité de ses auteurs. Autant d’atouts dans sa manche pour s’attacher certains des meilleurs auteurs de la génération « Prix de Flore » : « À partir du moment où je suis fier du travail accompli, je fais tout pour mes auteurs. Je suis là pour les accompagner, pour créer une œuvre qui restera. Une de mes plus grandes satisfactions est de permettre aux auteurs de vivre de leur plume. » Si Guillaume est là avant tout pour « accoucher » ses auteurs à un moment donné, « c’est le texte qui commande ». Nicole Lattès, disparue en début d’année à 84 ans, et qui codirigeait Robert Laffont, fut pour lui un modèle et une collaboratrice toujours de bon conseil. Aujourd’hui, seul éditeur à bord, Guillaume suit de près la quinzaine de titres qu’il publie chaque année. Des livres qui lui ressemblent et des auteurs qui pour la plupart font partie de son cercle proche : parmi eux Raphaël Glucksmann, Charles Pépin et le regretté Philippe Nassif, rencontré à Technikart. Les éditions Allary reçoivent entre 4000 et 5000 manuscrits par an et le temps manque ne serait-ce que pour ouvrir tous les mails. Statistiquement, les chances d’être publié restent dérisoires, mais un ou deux nouveaux romanciers ont cependant émergé par ce biais. Jérôme Colin, journaliste à la RTBF avec son premier roman Éviter les péages en 2015 et Florent Oiseau, avec son drôlissime premier roman Je vais m’y mettre, sur les affres d’une génération précaire. Parmi ses dernières trouvailles, Leïla Bouherrafa, dont La Dédicace, envoyée par la poste et publiée en janvier 2019, est l’histoire d’une jeune femme qui s’apprête à publier son premier roman ! La frustration est grande pour l’éditeur de devoir refuser des premières œuvres, mais tout est dans la manière de le faire. « Je vois l’effort qu’ils ont mis et dire non est quelque chose de toujours douloureux. » Parmi les projets dans les tuyaux, on attend le roman graphique qui devra prendre la suite de deux séries vedettes les plus vendues ces dernières années. On ne saura rien sur l’auteur ou l’autrice à venir, mais on sait déjà que l’attente sera forte. L’éditeur a choisi de placer ses auteurs au cœur de toutes les décisions, pariant sur leur intelligence. En cas de désaccord mineur, à lui de les convaincre de la justesse de ses choix. Dans un contexte économique plus que jamais difficile (la hausse du coût du papier rendant la vie des petits tirages très compliquée) et une surproduction systémique, comment survivre dans cet univers où tout va de plus en plus vite ? Les gros éditeurs font la course à la best-sellarisation et les distributeurs et les libraires ont tendance à mettre en avant des auteurs à la notoriété déjà établie. Souvent les meilleurs auteurs, dont les ventes sont encore fragiles, ont besoin d’être accompagnés. « Il faut pouvoir donner aux auteurs le temps de s’épanouir et de faire passer les critères littéraires et intellectuels avant les impératifs du marché. Les groupes ont des logiques financières et privilégient ce qui a déjà bien fonctionné. » La recette pour surnager ? « Avoir les moyens de préserver son indépendance, ce qui oblige à faire des succès régulièrement, il n’y a pas d’autre solution. » Avant de devenir indépendant, Guillaume est passé par les groupes Hachette et Editis. « À cette époque, c’était plus facile, moins concentré, on ressentait moins la pression de la finance. Les patrons étaient de vrais éditeurs, avec une forme de liberté. Aujourd’hui, l’auteur devient un produit comme un autre. Dans un grand groupe, il faut savoir rassurer les financiers et avancer des arguments pour justifier des dépenses supplémentaires. Je veux pouvoir me dire Allons y à fond, faisons un objet luxueux. »

« Tous les jours, dans cet immeuble, se croise le cinéma français. »

L’autre activité de ce « patron de PME » est liée à la production de films, avec six salariés. Guillaume s’est associé avec Karina Si Ahmed, productrice chevronnée. « Producteur et éditeur, c’est exactement le même métier: trouver les bons projets et les bons auteurs pour leur donner un maximum de visibilité. Le cœur du métier est le même. Un documentaire produit pour une chaîne nationale peut facilement toucher plus d’un million de spectateurs. Délivrer une forme d’intelligence et un regard d’auteur à autant de gens, c’est une grande satisfaction. On a déjà produit une vingtaine de films, pour France Télévisions et Arte. » La synergie n’est pas forcément simple entre les deux structures, mais Guillaume a par exemple adapté Votre cerveau vous joue des tours d’Albert Moukheiber pour Arte, et il lui arrive même d’acheter les droits de livres à d’autres éditeurs. L’ensemble des activités est regroupé dans un beau bâtiment de la rue d’Hauteville, côté Grands Boulevards. « Je me sens profondément rive droite. J’ai travaillé rive gauche, mais la position de l’éditeur germanopratin est un mensonge à partir du moment où les auteurs ne peuvent plus y habiter. Ce n’est plus un quartier de création depuis longtemps, je préfère être là où se passe la vie artistique, en l’occurrence dans cet immeuble! Beaucoup de longs métrages du cinéma français ou de séries de plateformes passent en post-prod chez Dum-Dum, dans cet immeuble. DumDum est dirigé par un ami, Arnaud Borges, et j’ai un autre ami qui écrit et monte dans l’immeuble, Michel Hazanavicius. L’écosystème amical – auteurs, graphistes et production – vient globalement du 10e et je n’allais pas jouer à l’éditeur germano-pratin… J’ai longtemps fréquenté André Glucksmann (le père de Raphaël, auteur maison et enfant du 10e) qui accueillait rue du Faubourg Saint-Denis un maximum de réfugiés, d’intellectuels, de dissidents soviétiques, rwandais, tchétchènes. Mon écosystème, il est là! » Tout le cinéma français débarque tous les jours dans cet immeuble. Nous constatons que bizarrement peu d’éditeurs sont installés dans le 10e à part Philippe Rey (et votre serviteur de temps en temps). Je l’interroge sur l’un des livres de sa maison, Les Infiltrés, de Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre, sur la mainmise des cabinets de conseil qui ont pris le contrôle de l’État, et les pressions qui ont pu en découler. Je pressens que le sujet est potentiellement explosif et que le secret restera bien gardé. « On ne peut pas éviter les pressions, après il faut savoir y répondre.» J’en reviens à la question du quotidien de l’éditeur : le traditionnel déjeuner ne fait pas partie du programme de Guillaume, son côté protocolaire l’ennuie. « Les auteurs aiment bien passer au bureau, mais pas mal de titres ont été trouvés aux terrasses de cafés de la rue du Faubourg Saint-Denis comme Chez Jeannette. » À la veille des dix ans de sa maison d’édition, Guillaume Allary a du mal à se projeter dans le futur, et c’est le bonheur d’éditer au quotidien qui reste son moteur principal. « Un bon texte me met toujours en joie, et quand ça marche je gagne du temps et de la liberté pour la suite. » Je ressors de notre rendez-vous regonflé à bloc, fier de savoir que des éditeurs comme lui continuent d’exister et permettent de rendre la vie de ses lecteurs toujours plus excitante.

Les adresses qui me font aimer le 10e

Je travaille à Bonne-Nouvelle depuis dix ans sans y habiter, le 10e est donc pour moi plus un arrondissement de journée et de semaine, un quartier électrique, affairé. Ce qui m’amuse dans ce quartier, c’est que les gens marchent vite, semblant aller à un rendez-vous crucial pour leur start-up, mais une fois installés, ils prennent leur temps en terrasse. Dès qu’il faut beau, je résiste rarement à celle du Delaville, boulevard de Bonne-Nouvelle. Si elle est trop pleine et bruyante, je me rabats sur celle du café Bonne-Nouvelle, où le service est d’une rare efficacité. Votre demi de bière ne reste pas longtemps vide ! L’hiver, quand j’ai besoin d’un déjeuner roboratif avec un auteur ou un ami – il s’agit souvent de la même personne –, je propose souvent le couscous de la rue Martel. Pour l’ambiance, on peut aussi choisir Chez Jeannette, rue du Faubourg Saint-Denis, ou Aux Fourreurs, rue d’Enghien. Pour mes déjeuners de boulot, j’aime bien aussi le 52, rue du Faubourg Saint-Denis, très bon et très lumineux, le restaurant de l’hôtel Providence, très bon et très cosy, ou le Chameleon, très bon tout simplement. C’est d’ailleurs là que je vais le plus souvent. Cadre épuré, carte courte et inspirée, cuisine sans faute préparée à la minute, on peut y déjeuner rapidement et prendre son café en terrasse sans regarder l’heure, dans le pur esprit Bonne-Nouvelle.

Auteur : Michel Lagarde

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