Une histoire des marchés du 10e

Illustration Anaïs Lefebvre.

Le 10e, bien connu pour ses deux grandes gares et ses deux portes monumentales, possède aussi deux marchés couverts. Dans le faubourg Saint-Martin, on trouve le marché Saint-Martin; côté faubourg Saint-Denis, le marché Saint-Quentin. Tiens donc, pourquoi Saint-Quentin plutôt que Saint-Denis? En tirant les fils de l’histoire, on découvre l’origine très ancienne de nos marchés du 10e et on croise d’autres saints, choisis tour à tour pour les désigner.

Remontons neuf siècles en arrière. Imaginons le carrefour du boulevard de Magenta et de la rue du Faubourg-Saint-Denis près du village de Saint-Laurent, dans une campagne marécageuse hors-les-murs du Paris médiéval. Le prieuré-léproserie Saint-Lazare, du nom du patron des lépreux, s’installe là au début du XIIe siècle. Le roi Louis VI le Gros lui octroie le privilège de tenir annuellement une foire, à peu près à l’endroit où se trouve l’actuel marché Saint-Quentin. La foire Saint-Lazare est ainsi la plus ancienne de Paris, ouverte après la Toussaint pendant une puis deux semaines. En 1181, Philippe-Auguste l’achète aux lépreux, moyennant une rente annuelle, et la déplace au lieu-dit Les Champeaux, ou Petits-Champs, qui deviendra Les Halles, tout simplement. Après l’appropriation par le roi, plus de foire pour le prieuré Saint-Lazare? Non, car les entreprenants religieux en créent une nouvelle dès 1183, dite de Saint-Laurent. D’abord limitée à la seule journée de la Saint-Laurent, le 10 août, elle se tient tout près de l’église éponyme et se développe peu à peu. Sautons les siècles pour arriver au mitan du XVIIe. Il n’y a plus de lépreux depuis longtemps à la maison Saint-Lazare, reprise par la Congrégation de la Mission de Vincent de Paul. À la foire Saint-Laurent, zone commerciale péri-urbaine de l’époque, ouverte uniquement à la belle saison, on trouve «la poterie de terre et de grès, la faïence, les verres de fougère, la coutellerie, les gâteaux, les dragées, le pain d’épice, les confitures, les poupées» 1. En 1663, les prêtres de Saint-Lazare rénovent le site et construisent des halles en bois, sur un terrain planté de marronniers d’environ deux hectares au nord de l’église Saint-Laurent. Les spectacles et cafés qui s’ajoutent aux confortables chalets-boutiques assurent le succès.

Avenue Claude Vellefaux, le marché Alibert.

Cent ans après, la foire Saint-Laurent périclite: l’Opéra-Comique, qui était devenu sa principale attraction, est interdit en 1762, et de nouveaux lieux de distraction à la mode, comme les Boulevards, attirent les Parisiens. En 1788, pour Restif de La Bretonne, spectateur nocturne des rues de Paris, la foire Saint-Laurent ne donne à voir que «quelques boutiques mesquines et mal fournies, des coureuses étalant des modes comme les araignées tendent leurs toiles, des billards, des cafés, des tabagies, et surtout des baladins» 2. La Révolution abolit l’ombre d’une foire. Sous la Restauration, place aux investisseurs ! Le 10 août 1836, c’est l’inauguration du «marché et foire perpétuelle Saint-Laurent», qui prend la place de l’ancienne foire dans sa partie sud. L’architecte Philippon, également directeur-gérant, a conçu une halle de 2 300 m2 sur deux étages. Au rez-de-chaussée sont vendus les comestibles, les fleurs, les ustensiles de ménage, la quincaillerie… Au premier, des galeries sont destinées aux Avenue Claude Vellefaux, le marché Alibert. marchands de nouveautés, de livres et d’objets de curiosité. Bref, un marché-bazar qui se veut dans la continuité de la prestigieuse foire. L’ouverture est quotidienne ; les marchands de la campagne sont admis les mardis et vendredis. Mais le nouveau marché Saint-Laurent ne va pas traverser les siècles comme la foire qui l’a précédé. En 1852, le percement du boulevard de Strasbourg conduit à la démolition de la halle. Les « cultivateurs, marchands et marchandes au marché Saint-Laurent » en fâcheuse position adressent une « très respectueuse pétition » au Prince-Président Louis-Napoléon Bonaparte. Pour que l’approvisionnement du quartier ne soit pas entravé, la Ville de Paris consent à louer un terrain à l’angle des rues de Chabrol et Saint-Quentin. Les marchands expropriés s’installent dans un marché provisoire à partir de mai 1853. Avant d’apprendre comment ils se dégagent de cette situation précaire, déplaçons-nous dans le faubourg Saint-Martin où un autre établissement ambitionne de remplacer le défunt marché Saint-Laurent.

Bénédiction du marché Saint-Martin, 28 novembre 1854.

En 1854, le nouveau marché de comestibles Saint-Martin ou du Château-d’Eau ouvre dans une vaste halle couverte de 2 400 m2 réalisée par l’architecte Eugène Petit. Il est béni en grande pompe le 28 novembre dans la nouvelle rue… de la Pompe prolongeant l’impasse du même nom (aujourd’hui Bouchardon). Sa façade principale entièrement vitrée donne sur la rue du Château-d’Eau et il est relié à la rue du Faubourg-Saint-Martin par un passage. Il comporte 162 places de 4 m2 chacune ainsi que quelques boutiques. Ce marché construit à la va-vite s’inscrit dans une opération urbanistique plus vaste: la valorisation de terrains couverts de masures après l’abandon des ateliers des peintres-vernisseurs Martin, célèbres au XVIIIe siècle. À la même époque, un projet de bien plus grande ampleur est lancé : il s’agit d’agrandir, d’assainir et de réorganiser les Halles centrales (vous vous souvenez, c’est là où Philippe-Auguste avait transféré la foire Saint-Lazare). Dans ses Mémoires, le baron Haussmann raconte que Napoléon III avait des idées bien arrêtées sur le sujet : «L’Empereur, en- chanté de la gare de l’Est, qui venait d’être achevée par M. Armand, ingénieur-architecte de la compagnie, concevait les Halles centrales construites d’après ce type de hall couvert en charpentes de fer, vitrées, qui abrite le départ et l’arrivée des trains. “Ce sont de vastes parapluies qu’il me faut ; rien de plus!”, me dit-il un jour.» Haussmann transmet la consigne à son ami Baltard : «Du fer, du fer, rien que du fer!» Ce dernier remporte la mise en présentant en 1854 une maquette de pavillon-parapluie en fer qui va servir de modèle à dix bâtiments érigés de 1857 à 1866 aux Halles. Connaissant un immense succès, ils inspirent de nombreux édifices, dont un encore présent dans le 10e, le marché Saint-Quentin.

Le marché Chabrol, aujourd’hui Saint-Quentin.

Revenons à l’angle des rues de Chabrol et de Saint-Quentin, au début des années 1860. Qu’est devenu le marché provisoire des délogés du marché Saint-Laurent ? Il est toujours là, dans un environnement transformé par le percement du boulevard de Magenta. Si le marché jouxte cette nouvelle voie, on lui attribue désormais plutôt le nom de Saint-Quentin. Placé sous des abris assez légers, il comprend en 1862 environ 250 places, dont une partie notable reste inoccupée. Il est décrit comme étroit et d’un accès difficile par des escaliers en bois. Selon Le Petit Journal en 1865, les passants qui suivent «l’admirable boulevard de Magenta » sont choqués par la rangée de baraques qui séparent les trottoirs de la chaussée. Le provisoire dure treize ans: un marché couvert à la Baltard ouvre le 10 décembre 1866 à l’emplacement de la concession temporaire. Dans le contexte de l’agrandissement de Paris en 1860, la modernisation des marchés des vingt nouveaux arrondissements accompagne la transformation des Halles centrales. Le marché Saint-Quentin fait partie des projets retenus. Construit en briques roses traversées d’arcades en fonte verte, il est éclairé par de grandes baies vitrées auxquelles répond un réseau de conduite d’aération dans un souci hygiéniste. Son plan trapézoïdal épouse l’espace concédé pour le marché provisoire. Sa surface de 2 420 m2 comprend 245 places de 4m2 et 78 resserres à louer. Dans le grand Paris des années 1860, il y a pléthore de nouvelles constructions. Cela explique-t-il l’absence d’informations précises sur les débuts de ce marché de quartier? On connaît sa date d’ouverture, mais pas le nom de son architecte. Dans les arrondissements voisins, le marché Secrétan (1868), attribué à Baltard, et le marché de la Chapelle ou de l’Olive (1884), œuvre d’Auguste Magne, sont aujourd’hui inscrits aux Monuments historiques. Pas le marché Saint-Quentin. À la fin des années 1870, le populeux 10e compte donc deux marchés couverts : le marché Saint-Quentin dans le quartier Saint-Vincent-de-Paul (40 000 habitants) et le marché Saint-Martin dans le quartier Porte-Saint-Martin (45 000 habitants). Vous noterez que la population de ces deux quartiers dépasse alors les 83 000 personnes recensées en 2020 dans l’ensemble de l’arrondissement. Autant de bouches à nourrir et une clientèle assurée pour les marchés de comestibles. Mais le 9 décembre 1879 à 21h30, patatras! Le toit du marché Saint-Martin s’effondre sous le poids d’un amoncellement de neige. Heureusement, le marché est fermé et les quelques gardiens et commerçants présents sont saufs. L’édifice s’écroule, les boulons des poutrelles en fer sur lesquelles reposait la toiture sont incriminés. La reconstruction du marché selon les plans de l’architecte Henry Dubois est aussitôt entreprise: un édifice en fer et pierres de taille doté de 265 places pour les commerces ouvre dès août 1880. La toiture est désormais soutenue par deux murs en bordure sur la cité Riverin et la rue Bouchardon.

Maison Tanche, poissonnerie, marché Saint-Martin.

Au tournant du XXe siècle, l’activité des marchés du 10e fléchit. En 1909, seule la moitié des places du marché Saint-Quentin sont occupées. Les marchés subissent les contrecoups de l’expansion des grandes maisons d’alimentation à succursales comme Félix-Potin. La concurrence du commerce ambulant reste aussi redoutable. La construction en série au XIXe siècle de marchés couverts aisés à contrôler n’a pas fait disparaître la vente en plein air dans les interstices de la ville. Les marchandes des quatre-saisons qui ne paient pas de taxes à la municipalité sont très nombreuses dans la rue du Faubourg-Saint-Denis, une rue-marché sur le chemin des Halles. Elles détournent des marchés couverts une grande partie de la clientèle modeste. Dans les années 1970, on achève bien les marchés parisiens attaqués par les « grandes surfaces ». Les Halles centrales de Baltard disparaissent. En 1978, alors que le marché Saint-Martin paraît encore résister, il est question de raser la halle Saint-Quentin pour la rem- placer par un complexe associant hôtel, crèche, salle de sports et… marché. La chroniqueuse du Monde Michèle Champenois s’indigne: «Qui se soucie du marché Saint-Quentin, si noir et si crasseux qu’on le remarque à peine […]? Un terrain biscornu, un quartier encombré, vieillot, et mangé par les voitures. Une bataille perdue d’avance ?» Et pourtant… Le marché Saint-Quentin mérite mieux. La bataille est finalement gagnée. Après des travaux conservant l’aspect originel, menés par l’architecte Patrick Rabourdin et le plasticien Bernard Lassus, le marché Saint-Quentin restauré est inauguré en avril 1982. Mais le marché Saint-Martin, avec sa halle centenaire, est à son tour frappé par le déclin. Malgré les protestations des riverains, sa réhabilitation est jugée impossible ; il est détruit en 1986. À son emplacement, l’architecte Alexandre Ghiulamila érige un immeuble de quatre étages intégrant au rez-de-chaussée un marché comprenant 25 places pour les commerces d’alimentation. Les cinq portes en pierre de 1880 sont encastrées dans le bâtiment moderne. Le nouveau marché Saint-Martin est inauguré en novembre 1989.

En ce début de XXIe siècle, le 10e conserve encore deux marchés couverts de quartier, alors que beaucoup de halles parisiennes ont disparu ou sont dévolues à d’autres activités. Dans l’arrondissement ou à ses confins, on trouve aussi des marchés découverts et des commerces de bouche à foison. Le 10e qui avait exporté il y a bientôt neuf siècles sa foire aux Halles ne serait-il pas devenu un nouveau « ventre de Paris » ?

Auteur : Marie-Ange Daguillon, Histoire & Vies du 10e
Un grand merci à André Krol pour ses documents.

1. Arthur Heulhard, La foire Saint-Laurent, son histoire & ses spectacles, Paris, Lemerre, 1878

2. Restif de La Bretonne, Les Nuits de Paris, 1788

 

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