Vie et mort du théâtre de l’Ambigu

Théâtre de l’Ambigu par Jean-Baptiste Lallemand, 1788 ©D.R.

Son histoire a duré près de deux siècles. Démoli en 1967, «L’Ambigu» était situé boulevard Saint-Martin, à deux pas des théâtres de la Porte Saint-Martin et de la Renaissance.

Le théâtre de l’Ambigu-Comique fut une célèbre salle de spectacle parisienne, fondée en 1769 sur le boulevard du Temple par Nicolas-Médard Audinot, ancien comédien de l’Opéra-Comique. Initialement théâtre de marionnettes proposant des pantomimes et des féeries, il fut baptisé les « Comédiens de bois » car la première pièce qui y fut jouée portait ce nom. Elle eut un immense succès car elle parodiait le répertoire de la Comédie-Italienne. En dépit des intrigues menées par diverses compagnies dramatiques, Audinot obtint bientôt, grâce à la protection de Monsieur de Sartines, lieutenant général de police, l’autorisation de remplacer ses marionnettes par des enfants de huit à dix ans. On lui interdisit cependant de présenter des spectacles de chant et de danse, et son orchestre fut réduit à quatre musiciens. Le répertoire s’élargit, et le théâtre fit appel à des comédiens et des acrobates pour jouer, outre des pantomimes, des vaudevilles, des drames, et des opéras-comiques. La variété de ces représentations justifia le changement du nom du théâtre un an plus tard, qui de « Comédiens de bois » devint « Ambigu-Comique », terme qui désignait des pièces de théâtre réunissant à la fois des scènes tragiques et des scènes comiques. Malgré une capacité limitée à 400 places et le très bas prix des billets, l’Ambigu-Comique fit assez de bénéfices pour pouvoir agrandir plusieurs fois la salle, qui fut enfin reconstruite entièrement en 1786. Alors que le théâtre était réglementé sous la monarchie, le 15 juin 1789 Marie-Joseph Chénier revendiqua dans « De la liberté au théâtre en France » l’abolition de la censure. Le 13 janvier 1791, la loi Le Chapelier adopta un texte qui libérait le théâtre de la censure de l’Ancien Régime. La conséquence en fut une augmentation de la production théâtrale. La proclamation de la liberté des théâtres, en multipliant les scènes, causa la ruine de l’Ambigu-Comique qui, après de longs efforts, dut fermer en 1799. À partir de 1801, l’Ambigu-Comique recouvra sa prospérité, et inaugura le mélodrame. C’est ici que Louis Daguerre fit ses premiers essais dans l’art de la décoration théâtrale. À partir de 1808, il réalisa des décors pour l’Opéra et le théâtre de l’Ambigu-Comique. En 1816, il fut promu chef-décorateur à l’Ambigu-Comique, puis à l’Opéra, en 1820.

La situation finit par s’arranger à partir de 1815, sous la Restauration, et le théâtre recouvra sa liberté grâce à Louis-Philippe qui abolit la censure après 1830. Exceptionnellement, certains théâtres ouvraient gratuitement leurs portes au petit peuple. Il fallait alors se battre pour entrer. Entretemps, la salle du boulevard du Temple, dit aussi « boulevard du Crime », fut détruite par un incendie dans la nuit du 13 au 14 juillet 1827, alors que les machinistes essayaient un feu d’artifice qui devait prendre place dans le mélodrame la Tabatière. L’Ambigu fut reconstruit avec une capacité de 1900 places, sur les plans d’Hittorf et Lecointe, sur le boulevard Saint-Martin au coin de la rue de Bondy (aujourd‘hui rue René-Boulanger). Hittorf l’éleva en quelques mois. On signala la réussite technique des planchers et des combles de fer, l’habileté du plan, l’agrément de la façade, et les décors pompéiens de l’intérieur. Il fut inauguré le 7 juin 1828, sous la direction de Frédéric Lemaître (1800-1870), qui participa au succès de l’Ambigu à mesure que s’y donnaient des pièces à grand spectacle.

En 1877, Henri Larochelle, prit la direction du théâtre avec son partenaire Eugène Ritt. Henri Chabrillat leur succéda en 1878. Son administration grevée de dettes ne survécut que grâce au succès de L’Assommoir et de Nana. Il céda le bail de son théâtre à Sarah Bernhardt en juillet 1882. L’Ambigu avait accueilli des représentations cinématographiques dès l’année 1906, en compléments des spectacles et pièces de théâtre. Dans les années 1920, le théâtre est provisoirement et entièrement transformé en salle de cinéma, avant de reprendre son activité première quelques temps plus tard.

De 1938 jusqu’à 1941, l’établissement se consacre à nouveau entièrement au cinéma, sous le nom de Cinéma de L’Ambigu. C’est ensuite un music-hall jusqu’en 1943. En 1954, le comédien Christian Casadesus rouvre l’Ambigu-Comique : on y joue à nouveau des pièces de théâtre. Dix ans plus tard, en 1964, l’établissement est lourdement endetté, et Casadesus pose aux autorités compétentes la question de sa disparition. M. Casadeus fait valoir, à l’appui de sa demande, l’état de vétusté du bâtiment et le coût important (1,2 à 2 millions) des travaux qu’il faudrait entreprendre pour le sauver.

En avril 1964, la commission du ministère d’État aux Affaires culturelles donne, à l’unanimité, un avis favorable à la désaffectation du théâtre demandée par M. Casadesus d’autant, dit-on au Ministère d’État, qu’aucun candidat ne s’est présenté pour conserver au bâtiment sa destination première. Les faits sont clairs, le schéma familier : un vieux théâtre de boulevard fait faillite ; la commission compétente le déclasse comme théâtre. Bijou modeste de l’architecture des années 1830 – que personne ne regarde –, il ne bénéficie d’aucune protection spéciale. La société propriétaire envisage normalement destruction et transformation.

En 1965, après onze ans de direction à la tête de l’Ambigu, M. Casadesus, d’un commun accord avec la société immobilière exploitant le théâtre, résilie son bail. Le ministère des Affaires culturelles accepte la désaffectation de l’édifice. Le 2 novembre 1965, la salle ferme après une dernière représentation de la pièce Des Enfants de cœur marquée par des incidents. Le 10 novembre, près de 900 personnes assistent, au théâtre Édouard-VII, à une réunion d’information en faveur de l’Ambigu, qui après avoir été désaffecté, se trouve menacé de démolition. Il y est annoncé que si ses dettes se montent à 1 230 000 francs, le théâtre a acquitté en neuf ans d’exploitation une somme presque équivalente (1 180 000 francs) sous forme de taxes. Cela justifie bien une sauvegarde !

Dans un premier temps, les « amis du théâtre » veulent obtenir que l’édifice soit classé monument historique, l’ouverture d’une enquête préalable écartant de fait toute menace immédiate de démolition. Ce sursis doit être mis à profit pour recueillir les fonds. qui permettront de désintéresser la société propriétaire du théâtre. André Malraux, ministre d’État chargé des Affaires culturelles, reçoit Thierry Maulnier, Jean Vilar, Jean-Louis Barrault et Jean Mercure, qui lui présentent leurs arguments. Malraux est rassurant : ce qui peut être préservé du théâtre en tant que monument historique le sera conformément à la loi. La Commission des monuments historiques sera incessamment saisie du dossier. Elle devra dire si l’édifice mérite en totalité d’être classé comme monument historique, ou si certaines parties seulement en sont dignes. Mais il avertit : dans le cas où la Commission contesterait l’intérêt historique des aménagements intérieurs, le théâtre, déjà désaffecté, ne pourrait recouvrer sa destination première que très difficilement.

Le 4 janvier 1966, alors que les démolisseurs travaillent depuis un mois sur le chantier de l’Ambigu, qui, vidé de tous ses murs intérieurs n’est déjà plus un théâtre, on annonce qu’une « décision d’ouverture d’enquête pour le classement des façades et des parties extérieures comme monument historique » a été prise le 28 décembre par André Malraux. La prudence est de mise cependant chez les défenseurs du théâtre : le classement avait déjà été refusé par les monuments historiques, et une autorisation de désaffectation et de démolition avait été donnée en avril 1964. Quoi qu’il en soit, cette mesure a un caractère conservatoire, et elle interdit pendant un an au propriétaire «de faire aucuns travaux de démolition comme de construction sans l’accord exprès du ministre des Affaires culturelles.» On affirme aux Monuments historiques que, compte tenu des ennuis et des pertes financières qui pourraient être supportés par la société, une décision sera prise dans les plus brefs délais. Mais rien ne se passe, et la société propriétaire des murs déclare même : «En ce qui concerne la démolition, il n’y a pas de raison qu’elle ne se poursuive pas tant que nous n’aurons pas reçu de notification.»

Le peintre Eugène Charles François Guérard immortalise le théâtre de l’Ambigu en 1856. D.R

Le 10 janvier 1966, le ministère des Affaires culturelles précise dans un communiqué que l’ouverture d’une instance de classement de l’ancien théâtre de l’Ambigu, a été décidée «en vue de conserver les parties subsistantes de l’édifice, dans l’hypothèse où un accord serait possible entre les propriétaires et les personnalités attachées à la sauvegarde de l’immeuble et à son utilisation à des fins culturelles.» «La proposition de classement», ajoute le ministère, «ne serait pas maintenue au-delà du délai nécessaire à ces conversations si aucune offre sérieuse de règlement n’était alors faite aux propriétaires de l’immeuble.» Cette suspension des travaux, sur un site à moitié détruit et ouvert à tous les vents, se poursuit jusqu’au début de l’année 1967.

La situation n’ayant pas évolué, les travaux reprennent dans l’indifférence générale, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que des gravats à conserver, ou à classer éventuellement. Fin 1967, le théâtre a ainsi totalement disparu. Sur la place Johann Strauss, le site est aujourd’hui occupé par un immeuble de bureaux, qui abrite notamment le FONGECIF d’Île-de-France.

Le Petit Journal illustré
du 2 Avril 1911

« Étrange accident – À l’Ambigu un spectateur de l’amphithéâtre est tombé sur les fauteuils d’orchestre. Un accident, heureusement rare, et dont les conséquences n’ont pas été aussi graves qu’elles semblaient devoir l’être, s’est produit au théâtre de l’Ambigu, pendant un entr’acte de la représentation du Roi-Soleil. Un spectateur de l’amphithéâtre est tombé accidentellement, du haut du poulailler, sur une spectatrice placée aux fauteuils d’orchestre. Celle-ci, par une chance vraiment extraordinaire, n’a reçu que quelques contusions. Voici les circonstances de l’accident : Le jeune homme qui, pour causer avec quelques amis placés derrière lui, s’était retourné et s’était appuyé à la balustrade, a fait un faux mouvement et, perdant l’équilibre, a été lancé dans le vide. On juge de l’émotion intense causée dans la salle, lorsque, après une chute d’une vingtaine de mètres, le malheureux est venu s’abattre dans les rangs de l’orchestre. Quand on le releva, on constata que le jeune homme, qui avait perdu connaissance, avait une fracture de la cuisse droite. Après avoir reçu les soins du médecin de service, le blessé a été transporté à l’hôpital Saint-Louis. »

Auteur : Patrick Marsaud

AUCUN COMMENTAIRE

PUBLIER UNE RÉPONSE