Philippe Salaün : tireur humaniste

© Michel Lagarde 2018

Nous avons appris avec une grande émotion la disparition de Philippe Salaün (1943-2020) au début du mois d’octobre. C’était un photographe humaniste , un tireur apprécié par les plus grands photographes de la deuxième moitié du XXe siècle. Philippe était une personnalité chaleureuse, élégante, connue et appréciée du 10e et un fidèle de nombreux lieux autour de son cher Canal Saint Martin. Nous adressons une pensée émue à sa famille et à ses nombreux amis venus lui rendre un dernier hommage au Père Lachaise le 12 octobre 2020. Cette série de portraits a été prise à la lumière d’un feu tricolore lors de son interview pour le journal en juin 2018.

Michel Lagarde

 

ENTRETIEN AVEC PHILIPPE SALAÜN
(Journal du Village Saint-Martin #3, été 2018)

© Phillipe Salaün – «Jésuski» 1994 , Dixit Robert Doisneau.

À la fois globe-trotter, portraitiste et mémorialiste du canal Saint-Martin, ce maÎtre de l’argentique a réalisé les tirages des plus grands photographes – Robert Doisneau, Henri Cartier-Bresson, Willy Ronis… En juin 2018, Guy Hugnet s’entretenait avec Philippe Salaün pour le troisième numéro du journal.

Comment un gamin né au fin fond du Finistère en 1943 devient il photographe ?
Ça ne s’est pas fait du jour au lendemain. Je suis né en Bretagne mais à l’âge de six ans, mon père qui était fonctionnaire a été muté à la Réunion. À 12 ans on s’est retrouvés à Châteauroux où j’ai passé mon adolescence. Je jouais au bowling avec les Américains. Mon père voulait que je fasse des études alors que moi j’avais envie d’un métier manuel, cuistot ou menuisier. Pour finir, je me suis engagé dans l’armée mais mon père a déchiré le contrat. Je suis parti quand même. J’ai passé deux ans dans les transmissions en Algérie. Et là, un des gars de la station avait bricolé un petit labo photo. Pour la première fois, j’ai vu une photo apparaître au révélateur. C’était magique. Ce fut mon premier contact avec la photo.

De retour en France, en 1964, vous vous lancez dans la photo ?
Pas encore, car j’entends dire qu’en Scandinavie c’est la révolution sexuelle. Je file aussitôt là-bas. Six mois plus tard, lorsque je rentre au pays, je n’ai pas de boulot. Un de mes copains me fait entrer dans un studio de publicité. Pendant deux ans, j’apprends la photo publicitaire : composition, lumière, prise de vue, etc. Les bases du métier. Puis j’entre chez Central Color, un des deux grands labos parisiens – l’autre étant Picto – pour faire des tirages en noir et blanc. Ils cherchaient quelqu’un. Je n’y connaissais rien alors j’y suis allé au bluff. Ils m’ont pris.

Et ça a marché ?
Oui. Le tirage argentique est basé sur la capacité du métal argent à noircir en milieu basique. Chez Central Color, j’ai appris la manipulation du négatif et du papier pour contrôler le tirage. Mais j’ai également fait un stage chez Denis Brihat dans le Vaucluse, grand spécialiste en France de ce qu’on appelle les « virages », c’est-à-dire l’ensemble des manifestations chimiques qui permettent de faire virer l’image noir et blanc en couleur. Ensuite, grâce à une bourse de la Fondation Nationale de Photographie, je suis parti trois mois aux États-Unis pour me perfectionner à l’Université de Tucson, Arizona, auprès d’Ansel Adams et de Jerry Uelsman, deux pointures de la photo noir et blanc. Tucson, c’était la référence en terme de qualité. Ils avaient un labo photo extrêmement réputé.

À l’époque, quelle était la position des photographes en matière de tirages ?
Faute de moyens, la plupart développaient leurs photos et réalisaient eux-mêmes leurs tirages. Seuls ceux qui étaient reconnus pouvaient faire appel à un labo. Doisneau commençait à émerger, il m’a confié ses tirages à l’agence mais le patron a fini par me virer en raison de mon côté trop méticuleux. Ça l’énervait.

Vous vous êtes retrouvé à la rue?
Oui, mais heureusement Doisneau m’a apporté du boulot et j’ai pu ainsi créer mon propre labo photo en 1979. J’étais le 1er à réaliser uniquement des tirages d’exposition en grand format et de haute qualité avec des garanties de conservation. Je refusais les tirages commerciaux. C’était risqué mais ça a marché. L’arrivée des galeries photos avait modifié le paysage. Elles étaient demandeuses et les photographes comme Brassaï, Cartier-Bresson, Willy Ronis et de nombreux autres – ceux qu’on appelle les photographes du courant humaniste – sont venus également chez moi. Plus tard, j’ai également travaillé pour Malick Sidibé ou Seydou Keita.

En quoi consiste exactement le métier de tireur ?
La relation entre le photographe et le tireur est la même que celle qui existe entre le compositeur et l’interprète. Le photographe donne des instructions. On établit avec lui une grammaire du tirage – valeurs de noir, de gris, densité, contrastes, etc. Pour définir la lumière de ses photos, Cartier-Bresson disait « c’est la lumière du Val de Loire ». Un autre donnait plus d’importance aux contrastes. Mon travail consistait à adapter mon savoir-faire à la demande du photographe. Le tirage doit être la photo du photographe et non pas celle du tireur. J’avais des relations amicales avec la plupart de mes clients, une grande complicité, ça aide beaucoup.

Travailler pour les autres vous a aidé pour votre propre travail ?
Oui, j’ai appris énormément à leur contact. Comme j’habitais près du canal, je l’ai photographié pendant 25 ans sur tous les angles. J’en suis en quelque sorte le mémorialiste. Entrepôts, brouillard, pavés… Dans les années 70 et 80, il y avait une atmosphère de roman policier. Mais j’ai fait également des portraits et des reportages un peu partout à travers le monde, au Vietnam, en Chine, en Bolivie, au Pérou, à la Réunion, etc. En somme, grâce à mon métier j’ai pu gagner ma vie tout en faisant les photos que j’aimais.

Et aujourd’hui ?
J’ai fermé mon labo il y a quelques mois mais je continue bien sûr à prendre des photos. Pour le plaisir. Au début de cette année, j’ai été invité à l’Université de Tucson avec laquelle j’ai gardé des liens, pour donner des conférences et faire une exposition de mon travail. Prochainement je vais partir aux Îles Féroé pour rédiger mes mémoires. Elles paraîtront l’année prochaine..

© Phillipe Salaün – Jérémy et Tanguy Salaün – Les 2 fils de Philippe – Au 114, Quai de Jemmapes, 1983.
© Phillipe Salaün – Passerelle des Récollets, 1974.

FOCUS SUR

Robert Doisneau : l’un des premiers à me faire confiance. Je l’ai côtoyé pendant 30 ans. Un homme formidable. Il ressemblait à ses photos : à la fois malicieux et généreux.
Henri Cartier-Bresson : Un génie de la composition doté d’un caractère aussi rigoureux que ses photos.
Willy Ronis : Il a fait une très belle carrière de photographe alors qu’il avait rêvé d’être musicien. Sa série sur Belleville-Ménilmontant est magnifique. En plus un type épatant.
Malick Sidibé : Un pitre doublé d’un pince sans rire. Je l’ai regardé travailler dans son atelier à Bamako. Il était très tactile. Il racontait souvent que les femmes se parfumaient avant de venir se faire tirer le portrait.
Seydou Keita : Un monsieur d’une grande élégance qui a apporté à son travail commercial ou artistique une qualité qui n’existait pas auparavant.

© Phillipe Salaün – Le chien fantôme, 1974.

SON OEUVRE AU NOIR

LIVRE de Philippe Salaün : « 60 x 60 » – Soixante photographies en noir et blanc connues de tous. Instants saisis sur le vif où l’humour est toujours au rendez-vous. Éditions Alternatives, octobre 2016.

EXPOSITIONS : Philippe Salaün a effectué les tirages de toutes les photos de l’exposition de Léon Herschtritt à la galerie Weierdorf, Paris, en décembre 2016.
Début 2017, la Galerie Argentic a consacré une double exposition des œuvres de Philippe Salaün. Son travail de photographe et celui de tireur y ont été présentés. À retrouver sur : http://www.argentic.fr/photographer-396.html

COLLECTION : Photos de la légendaire Route 66 prises entre 1991 et 1995, la plupart en Arizona et New Mexico. www.azarchivesonline.org

Auteur : Guy Hugnet
Guy Hugnet est journaliste. Dernier ouvrage paru : Affaire Dupont de Ligonnès : la secte et l’assassin, Édition de l’Archipel, mai 2108.

 

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