Le cœur à l’ouvrage

© Inga Sempé

Depuis déjà plusieurs semaines, la designer Inga Sempé fabrique et distribue des masques de protection. De ses bureaux à quelques pas du jardin des Récollets, elle répond à nos questions sur cette activité solidaire dans laquelle elle s’est lancée avec méthode, détermination et générosité.

Michel Lagarde : Quel était votre état d’esprit et celui de l’atelier au début du confinement ? Est-ce un sentiment d’urgence qui vous a poussée à vous organiser ?
Inga Sempé :
Bien sûr, le sentiment d’urgence a fait que le jour précédant le confinement, mes collaborateurs sont venus récupérer les ordinateurs portables et les fichiers nécessaires à la poursuite de nos projets depuis leurs domiciles respectifs. Pour moi, pas de changement puisque je travaille de chez moi.

À partir de quand avez-vous pu commencer à produire des masques, et surtout avec quels moyens matériels et humains ?
J’ai commencé à faire des masques quinze jours après le début du confinement, lorsqu’on a constaté que ceux-ci, contrairement aux déclarations du gouvernement, pouvaient être nécessaires. Pour moi c’est facile : j’ai une machine à coudre que j’utilise depuis l’âge de 14 ans, et j’ai du tissu puisque nous faisons souvent des maquettes d’étude avec cet outil et ce matériau pour de nombreux projets. Et je couds souvent des rideaux. En outre, une amie, Severine Nenciarini, qui habite à 20 mètres, dispose de rouleaux de tissu en coton initialement prévus pour une collection de bermudas pour homme qui n’a jamais vu le jour. Elle me les découpe suivant le patron en carré de 20 x 20 cm et les repasse selon les plis nécessaires. Cela accélère énormément la production. Une autre personne habitant juste à côté, Claire-Marie Thiennot, a acheté pour 100 euros de bobines d’élastiques qui ont la largeur et la souplesse idéales. Elle les a distribuées aux petites mains du quartier et m’en a donné une. Mes élastiques, trop raides, étaient de toute façon presque finis et les rubans à nouer sont contraignants pour les utilisateurs.

Ces masques sont-ils d’abord destinés aux personnels soignants et à ceux qui doivent travailler ? À qui et comment sont-ils distribués en priorité ?
Ces masques étaient au départ destinés aux personnes démunies qui fréquentent les Restos du Cœur. Ils m’avaient été demandés par Claire Bresson, d’Artyfamily, qui participe aux distributions. Au début, même les bénévoles n’avaient pas de masques. La première production a donc été pour eux, puis pour les bénéficiaires. J’en ai fait également pour ma famille, ainsi que pour des gens dont je connais la précarité ou la vulnérabilité. Maintenant, je les distribue principalement aux vendeurs qui en sont démunis, aux éboueurs, aux facteurs, aux coursiers. Ma “clientèle” est principalement constituée d’hommes jeunes, maghrébins et noirs, qui sont obligés de continuer à travailler, avec de nombreux contacts quotidiens, et que je “chope” dans la rue.
Cet après-midi, je vais braver la loi et dépasser le kilomètre réglementaire pour aller en distribuer une vingtaine dans une Ehpad de la rue Blanche, à la demande de la fille de pensionnaires. Demain, quand j’aurai repris la production, j’irai en distribuer chez Frichti, à l’angle des rues de Rochechouart et Lamartine, où les coursiers en attente m’en ont déjà pris plusieurs. Je n’essuie quasiment jamais de refus. Je reçois des remerciements touchants, balbutiés et émus.
Les hommes restent des hommes, avec des principes bien rigides quant à l’expression de leur virilité, surtout les plus âgés. Ils refusent les masques roses (j’avais un large coupon de toile de cette couleur) et boudent les toiles à fleurs hawaïennes fournies par ma voisine et amie. L’évolution de la société ne passe pas vraiment par eux.

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